Dans la nuit du 21 au 22 novembre 1970, plusieurs centaines de mercenaires et soldats portugais débarquent sur les côtes guinéennes. Baptisée « Opération Mar Verde » (Mer Verte) par Lisbonne, cette attaque amphibie vise un triple objectif : libérer les prisonniers portugais détenus à Conakry après la guerre d’indépendance en Guinée-Bissau, renverser le régime révolutionnaire d’Ahmed Sékou Touré et, si possible, éliminer physiquement le président guinéen.
Cinquante-cinq ans plus tard, cet épisode reste l’une des agressions les plus audacieuses jamais menées par une puissance coloniale contre un État africain souverain.
Le contexte : la guerre coloniale portugaise et la solidarité guinéenne
En 1970, le Portugal de Salazar (mort un an plus tôt) puis de Marcelo Caetano refuse toujours de décoloniser ses possessions africaines. La Guinée-Bissau, voisine de la Guinée-Conakry, est en guerre depuis 1963 sous la direction du PAIGC d’Amílcar Cabral. Conakry sert de base arrière au mouvement : armes, formation, hôpitaux de campagne et même prisonniers portugais capturés au combat. Pour Lisbonne, frapper Conakry c’est couper l’une des principales artères du PAIGC et, par ricochet, terroriser les autres États africains qui soutiennent les mouvements de libération.
L’opération : 400 hommes, des dissidents guinéens et un objectif clair
Vers 1 h 30 du matin, six navires portugais (dont les vedettes « Bombarda » et « Dragão ») accostent près de Conakry. Environ 220 soldats portugais et 180 mercenaires et opposants guinéens (recrutés au Sénégal) forment les commandos. Parmi les Guinéens impliqués figurent des anciens ministres et hauts fonctionnaires en exil qui rêvent de renverser Sékou Touré.
Les objectifs sont précis :
– Détruire la flotte aérienne guinéenne (notamment les MiG offerts par l’URSS)
– Libérer 26 prisonniers portugais détenus à la prison de Kindia et dans le camp Boiro
– Capturer ou tuer Ahmed Sékou Touré
– Installer un « gouvernement provisoire » dirigé par des opposants guinéens
La riposte guinéenne : vigilance et mobilisation populaire
Malgré la surprise, l’opération tourne rapidement au fiasco. Alertée par des pêcheurs et par le bruit des moteurs, la milice populaire et l’armée guinéenne réagissent avec une rapidité remarquable. Sékou Touré, qui dormait au Palais du Peuple, est évacué à temps. Les combats font rage dans Conakry même : quartiers de la présidence, camp Boiro, aéroport de Gbessia. Les assaillants parviennent à détruire plusieurs avions au sol et à libérer quelques prisonniers, mais ils sont repoussés avant l’aube. À 6 heures du matin, les derniers commandos portugais rembarquent en catastrophe, laissant derrière eux armes, morts et blessés.
Bilan humain
– Côté guinéen : environ 300 à 500 morts (soldats, miliciens et civils) selon les sources officielles guinéennes de l’époque. Le chiffre exact reste difficile à établir.
– Côté assaillants : une quarantaine de morts et plusieurs dizaines de prisonniers (Portugais et Guinéens).
La répression interne et le leadership de Sékou Touré
L’agression renforce paradoxalement le pouvoir de Sékou Touré. Accusant une « cinquième colonne », le régime déclenche une vague de répression sans précédent. Des centaines de Guinéens soupçonnés de complicité (réelle ou supposée) sont arrêtés, jugés sommairement et, pour beaucoup, exécutés publiquement le 23 janvier 1971 au pont du 8-Novembre. Parmi les victimes figurent d’anciens ministres et hauts cadres peuls.
Réaction internationale et sanctions de l’ONU
Le Conseil de sécurité des Nations Unies condamne unanimement le Portugal dans la résolution 294 (15 juillet 1971) puis la résolution 312 (4 février 1972). Lisbonne est reconnue coupable d’agression contre un État souverain. Une commission d’enquête de l’ONU se rend à Conakry et confirme les faits. Le Portugal est sommé de payer des réparations à la Guinée, mais les indemnités promises ne seront jamais réellement versées.
Un tournant historique
L’opération Mar Verde échoue militairement mais marque profondément l’histoire de la Guinée et de la décolonisation africaine. Elle montre jusqu’où le régime colonial portugais était prêt à aller pour maintenir son empire, et comment la détermination d’un peuple et de son leader peut faire échouer une opération pourtant minutieusement préparée.
Cinquante-cinq ans après, le 22 novembre reste en Guinée une date de commémoration nationale : celle d’une victoire du « non » à l’agression impérialiste, mais aussi le début d’une période de durcissement autoritaire du régime de Sékou Touré.
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